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Les antithèses de Matthieu. Soumission ou résistance ? par Walter Wink

Les antithèses de Matthieu. Soumission ou résistance ? par Walter Wink

Beaucoup de « pacifistes » continuent à fonder leur opposition à la violence et à la guerre sur une mauvaise compréhension de l’enseignement de Jésus et beaucoup de théologiens font de même.

Ne pas résister ?

Dans un passage bien connu du Sermon sur la montagne, Jésus recommande à ses disciples de ne pas rendre coup pour coup, mais de tendre l’autre joue, de donner deux vêtements plutôt qu’un, de marcher deux mille avec qui en exige un. Bref, de « ne pas résister au méchant » (Matthieu 5, 38-41). Beaucoup de pacifistes interprètent ce « ne pas résister » comme un enseignement de non-résistance au mal. Conclusion étrange, puisque Jésus lui-même a résisté au mal avec toutes les fibres de son être.

St Augustin reconnaissait que l’Evangile enseigne la non-résistance. C’est pourquoi il déclarait qu’un chrétien ne doit pas se préoccuper de sa défense personnelle. Il ajoutait cependant : « si quelqu’un attaque mon voisin, alors le commandement d’amour demande que je le défende, par la force des armes si nécessaire ». Il ouvrait ainsi la porte à la théorie de la guerre juste, à la défense militaire de l’Empire romain et à l’utilisation de la violence et de la peine capitale. A sa suite, les chrétiens ont justifié bien des guerres, souvent menées dans le seul but de satisfaire un intérêt national égoïste, qualifié de “juste ».

Certes, l’Evangile n’enseigne pas la non-résistance au mal. Il n’appelle pas pour autant à la guerre juste. Le mot grec traduit par « résister » en Matthieu 5, 39 est antisténaï qui signifie littéralement se tenir (sténai) contre (anti). Ce mot antisténaï est utilisé dans la version grecque de l’Ancien Testament, le plus souvent comme terme technique pour la guerre. Il décrit la manière de marcher de deux années opposées, jusqu’au moment où leurs rangs se rencontrent. A ce moment elles se trouvent debout (sténai) l’une contre l’autre (anti). Éphésiens 6, 13 utilise cette image : « Saisissez donc l’armure de Dieu, afin qu’au jour mauvais vous puissiez résister et demeurer debout, ayant tout mis en œuvre ».

L’image n’est pas celle d’un boxeur qui essaie de donner des coups pour se maintenir debout, mais celle d’un homme qui refuse de s’opposer à son adversaire avec les mêmes moyens que lui. Jésus nous demande expressément d’éviter le piège du mal, de refuser à l’opposant la possibilité de dicter les méthodes de notre combat. La traduction correcte serait celle que l’on trouve dans la version la plus ancienne de cette parole : « Ne rends pas le mal pour le mal » (Romains 12, 17; 1 Thes. 5, 15; 1 Pierre 3, 9). Les exemples qui suivent confirment cette lecture.

Tends l’autre joue

« Si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre » (Matthieu 5, 39). Pour comprendre ce texte, il faut bien se représenter la scène. Pour gifler, du plat de la main, la joue droite d’une personne en face de soi; d’un adversaire, il faut utiliser la main gauche. Or à l’époque de Jésus, la main gauche était réservée aux taches malpropres. A Qumran par exemple, dans la communauté religieuse qui s’y trouvait, faire des gestes de la main gauche provoquait l’exclusion de l’assemblée et une pénitence de dix jours. Pour frapper la joue droite de l’autre avec votre main droite, il vous faut donc utiliser le revers de la main. Or, le coup donné avec le revers de la main n’était ainsi pas tant un coup pour blesser qu’un geste pour insulter, humilier, dégrader. Il n’était pas adressé à un égal, mais seulement à un inférieur. Les maîtres frappaient ainsi leurs esclaves, les maris leurs femmes, les parents leurs enfants, les Romains les juifs. Le but de cette gifle était de forcer quelqu’un qui sortait du rang à revenir à sa position sociale normale.

Quand il dit : « si quelqu’un te frappe… », Jésus s’adresse à des gens habitués à être humiliés. Il leur dit refusez désormais d’être traités ainsi. S’ils vous frappent du revers de la main, tendez l’autre joue. En tendant l’autre joue, vous rendez le geste de votre maître impossible à recommencer. C’est comme raconter une blague deux fois de suite; si elle ne marche pas la première fois, elle ne marchera pas la seconde fois. La joue gauche offre certes une cible parfaite pour un coup donné avec le poing droit; mais seuls des égaux peuvent échanger des coups de poing. Et la dernière chose que le maître souhaite est bien d’établir une égalité avec des subalternes. Il ne lui reste alors, en tout état de cause, rien d’autre faire.

En présentant sa joue, l’“inférieur » exprime ceci : je suis un être humain, comme toi. Je refuse désormais d’être humilié. Je suis ton égal. Dieu m’a créé. Je n’accepterai plus désormais mon « infériorité ». Un tel défi est loin d’être un moyen d’éviter les problèmes. Une soumission en douceur, c’est ce que le maître attend. L’attitude de la joue tendue peut attirer sur son auteur la flagellation, ou pire encore. Mais la cause a été entendue. Les puissants ont perdu le pouvoir de soumettre les peuples. Et quand un grand nombre se met à se conduire ainsi, une révolution sociale est en marche.

L’habituelle interprétation de ce passage est bien différente, elle qui voudrait que nous tendions l’autre joue pour que celui qui nous a frappes puisse simplement recommencer. Combien de fois cette interprétation a été donnée a des femmes et des enfants battus. Ce n’était pourtant pas ce que Jésus voulait dire. A de telles victimes il conseillait au contraire : défends-toi, garde le contrôle de tes réponses, ne répond pas à l’oppresseur avec gentillesse, mais trouve une nouvelle voie, une troisième voie qui ne soit ni soumission lâche ni représailles violentes.

Donne aussi ton manteau

Le deuxième exemple que donne Jésus est semblable. « A qui veut te mener devant le juge pour prendre ta tunique, laisse aussi ton manteau » (Matthieu 5, 40). Jésus ne conseille pas aux gens d’ajouter à leur humiliation par la renonciation à obtenir justice, comme tant de commentateurs ont suggéré. Il dit au contraire à de pauvres débiteurs, à qui il ne reste plus que les vêtements qu’ils ont sur le dos, d’utiliser le système contre lui-même. Deutéronome 24, 10 dit en effet qu’un créditeur peut prendre comme garantie pour un prêt le vêtement d’un pauvre (Matthieu donne ce détail en sens inverse; cf. Luc 6, 29), mais il doit lui être rendu chaque soir afin que le pauvre homme ait quelque chose pour dormir.

Ainsi Jésus dit a ces pauvres gens : « la prochaine fois qu’ils vous traîneront devant le tribunal et vous prendront votre manteau, donnez-leur aussi votre tunique ». C’est-à-dire tout ce que vous avez. Jésus leur demande de se mettre nus au tribunal. En Israël, la nudité apporte de la honte, mais sur la personne qui voit cette nudité (Genèse 9, 20-29). C’est presque du théâtre burlesque ! Imaginez le pauvre débiteur enlevant son manteau et, à la surprise et à la consternation de chacun; sortant du tribunal entièrement nu. C’est le tribunal et le créancier qui deviennent honteux, car ils sont découverts comme maintenant un système qui utilise la dette pour dépouiller les gens de leurs terres.

Fais deux fois plus de pas

Le dernier exemple que donne Jésus est le suivant : si un membre des forces d’occupation te force à faire mille pas, fais-en deux mille avec lui (Matthieu 5, 41). Les soldats avaient le droit d’imposer à quelqu’un de porter leur bagage. Mais la loi militaire exigeait que ces bagages soient rendus après la borne de mille, de façon à ne pas exploiter la population civile de manière excessive. En portant les bagages pendant un second mille, le paysan n’est pas seulement en train « d’aller au-delà de ses limites », comme les commentateurs aiment à l’expliquer, mais il est en train de mettre le soldat en danger ! Imaginez la confusion du soldat ! Pourquoi le paysan fait-il cela ? Que m’arrivera-t-il si je suis pris ? Que me dira le centurion ?

A travers ces trois exemples, Jésus montre ainsi à ses auditeurs comment, à partir d’une situation d’impuissance, devenir maître de ce qui se passe en utilisant le bon moment pour faire basculer le système, comme pour une prise de judo. Ceci n’est pas de la « non-résistance » au mal. C’est de la non-violence active. Ce n’est pas de la passivité. C’est actif, agressif et courageux.

Un amour exigeant

Certains pacifistes interprètent ces paroles de Jésus comme un appel à refuser toute résistance au mal. Ils n’acceptent pas de se joindre à des actions non-violentes ou de désobéissance civile, parce qu’ils croient que de telles actions constituent une résistance au mal et exercent une contrainte. Cette position est basée sur une fausse exégèse. Les théoriciens de la guerre juste ont eux aussi justifié leur position en partant de cette même mauvaise compréhension de Matthieu.

Pourtant Jésus n’a pas promu la non-résistance. Il a appelé à la non-violence. Et sa manière d’être non-violent est bien plus agressive que certains pacifistes ne l’auraient souhaité. La non-violence est coercitive. Jésus n’hésite pas à utiliser la honte, la condamnation, le ridicule et d’autres formes « d’amour exigeant » afin de libérer l’opprimé de son oppresseur, et l’oppresseur de son péché.

Il nous permet ainsi de dépasser les vieux arguments du pacifisme comme ceux de la guerre juste. Jésus est clairement contre la violence et l’oppression, quelles qu’en soient les formes. Le temps est venu maintenant pour les chrétiens de toutes dénominations de reconnaître et de mettre en pratique cette non-violence qui est au cœur de l’Evangile.

Jésus nous enseigne une nouvelle voie, qui bannit tant la passivité que la guerre. Nous devons abandonner l’idée qu’il puisse y avoir des guerres justes. Peut-être serait-il bon d’abandonner également le terme « pacifiste », en raison de sa connotation passive qui ne laisse aucune place à l’espérance et de son fondement non conforme aux Ecritures. Plutôt que de se dire « pacifistes », nous devrions insister sur le fait que nous sommes simplement des chrétiens. Car quel pourrait être le sens de l’existence des chrétiens, si ce n’est d’être le peuple engagé dans la venue de l’ordre de Dieu, libéré de toute domination ?

Walter Wink

Traduction : Henriette Tourne

Source : Cahiers de la Réconciliation, n° 2 – 1994, p. 12-15.

Walter Wink (1935-2012) était un membre de l’Assemblée quaker du sud Berkshire dans le Massachusetts (Etats-Unis), Son ouvrage, Engaging the power (Fortress Press, 1992) développe plus largement le thème de cet article paru dans  les Cahiers de la Réconciliation en 1994.

 

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La non-violence est la loi de l’espèce humaine comme la violence est celle de la brute. (…) La dignité de l’homme exige de lui l’obéissance à une loi supérieure, à la force de l’esprit.
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