Devenir « autres » par la réconciliation
Réconcilier vient du latin reconciliare qui, au sens propre, signifie: ramener, faire rentrer, et au sens figuré : ramener la paix, re-concilier. En français ce mot signifie : rétablir l’amitié entre personnes brouillées, ou la paix entre ennemis, ou remettre en accord, en harmonie des personnes qui étaient brouillées, et dans le vocabulaire courant : raccommoder.
Les mots grecs ayant pour racine allassô n’ont pas du tout le sens de retour en arrière induit par le verbe latin reconciliare. La réconciliation au sens grec est de l’ordre d’une métamorphose, ce qui est beaucoup plus dynamique et offre une toute autre perspective. « Réconciliatio-katallagè », c’est une transformation des partenaires qui deviennent autres.
Les quatre grands piliers de la réconciliation
Dans tous les cas où l’on parle de réconciliation, il s’agit de rétablir une ou des relations rompues. Pour y parvenir les piliers suivants sont incontournables :
1. La vérité.
Aucune réconciliation n’est possible sans que les deux protagonistes aient fait la vérité. Un long travail de vérité est nécessaire pour une relecture de l’histoire la plus objective possible. Il faut bien le dire : seul le temps permet de dépassionner les esprits.
Ici les historiens peuvent apporter une contribution précieuse.
Par ailleurs on peut constater que la confiance ne reconnaît qu’à travers ce travail de vérité. Chaque partie dit sa propre responsabilité dans la situation de rupture, ne serait-ce que par sa passivité, son silence qui soutient l’injustice. Dans ce sens la Confession de Detmold est un exemple à suivre même si tout le monde ne peut pas encore la signer. Dans l’histoire il y a toujours eu des hommes et des femmes qui ont rendu l’avenir possible.
Voir la Confession de Detmold
Une telle confession est véritablement un événement qui transforme tous les protagonistes. Le processus d’une vraie réconciliation est lancé. Il suffit qu’il devienne contagieux.
La réconciliation : une sorte de contrat
« En parlant, en disant à l’autre le mal qui lui a été fait, la personne non seulement se libère de sa rancune, mais elle permet à l’autre de prendre conscience de ce qui ne va pas. Quand on fait des reproches, on permet à l’autre de savoir où on en est, de faire le point. »1
« Loin d’exclure la recherche de la vérité, le pardon l’exige. Il faut reconnaître le mal que l’on a fait et, autant que possible, le réparer… »2
2. La justice.
La réconciliation suppose la justice, puisque par nature il y a de l’injustice dans toute rupture. Il faut recréer la justice. Qui a été lésé dans cette rupture ? Dans cette injustice ? La réconciliation suppose qu’on rende justice aux victimes.
« Un autre présupposé essentiel du pardon et de la réconciliation est la justice, qui a sa référence essentielle dans la loi de Dieu et dans son dessein d’amour et de miséricorde pour l’humanité. Entendue ainsi, la justice ne se limite pas à établir ce qui est correct entre les parties en conflit ; elle vise surtout à renouer des relations authentiques avec Dieu, avec soi-même, avec les autres. Il ne reste donc aucune contradiction entre pardon et justice. En effet, le pardon n’élimine pas ni ne diminue l’exigence de la réparation, qui est le propre de la justice, mais elle cherche à réintégrer les personnes et les groupes dans la société, ou bien les Etats dans le concert des nations. Aucune punition ne peut altérer l’inaliénable dignité de celui qui a commis le mal. La porte qui ouvre sur le repentir et la réhabilitation doit rester toujours ouverte. » 3
La Commission « Vérité et Réconciliation » d’Afrique du Sud |
La Commission « vérité et réconciliation » en Afrique du Sud est un exemple historique de cette exigence de justice. La Commission permet aux victimes de dire la souffrance vécue et en disant tout le mal commis, elles retrouvent leur dignité. Elles sont reconnues par la société nationale et internationale comme victimes d’une grave injustice. Justice doit être rendue aux victimes. En même temps la Commission d’Afrique du Sud permet aux coupables d’avouer leurs crimes et de voir leur peine diminuée. Cela est justice. Une telle disposition honore l’humanité, car les coupables ont une chance de se racheter. Ils ne sont pas condamnés à rester prisonniers de leur passé. |
3. Un amour qui inclue l’adversaire.
La réconciliation exige que l’on cherche à libérer l’autre du mal qu’il a commis. Il s’agit du pardon donné aux coupables. Le pardon engendre une nouvelle relation. « Par-donner », au sens étymologique du mot, c’est donner par-dessus ce qui existe, au-delà de ce qu’exige la justice. Dans ce sens le pardon offre une vie nouvelle aux coupables et en même temps il libère les victimes de l’esprit de haine et de vengeance.
« La profonde joie du pardon, offert et reçu, guérit des blessures inguérissables, rétablit les relations et les enracine dans l’inépuisable amour de Dieu » ( Jean-Paul II).
4. Pardonner n’est pas oublier.
Il s’agit d’acquérir une mémoire différente. La réconciliation permet de cultiver la mémoire du passé pour y puiser de la sagesse pour mieux gérer le présent. Garder la mémoire – à travers les monuments, les célébrations, l’enseignement de l’histoire, etc. – c’est vouloir un avenir différent d’un passé de la mort.
En même temps, c’est lutter contre l’esprit de négationnisme des faits qui font notre honte.
Comment guérir au plan personnel ?
A cause des blessures innombrables causées par les violences de toutes sortes dans la région des Grands Lacs, il est important de tracer quelques jalons en vue d’une guérison personnelle. En effet, une personne trop blessée par le mal risque de rester dans l’amertume, voire dans la haine et l’esprit de vengeance durant sa vie entière. Comment guérir au plan personnel ?
Au plan personnel la réconciliation est un travail psychologique de la mémoire4.
Il s’agit de devenir autre, de nous laisser transformer au plus profond de notre « moi ». Voici quelques jalons.
1. Il faut oser reconnaître son histoire
Il faut oser regarder son histoire personnelle, pouvoir dire telle ou telle chose de son passé. Confesser son mal, son péché, pour en être délivré – peu à peu.
Il y a en nous des loups de Gubbio5 qui nous font peur ! Pouvoir les regarder, les nommer, c’est déjà les neutraliser.
» Tout ce qui ne peut être dit, ne peut être apaisé « (Bruno Bettelheim). Vérifions les fils de la trame de notre histoire. Il y en a qui sont cassés : il faut les renouer. Il y en a qui sont défaits comme des mailles qui lâchent : il faut les reprendre. Il y en a qui ont perdu leur couleur, il faut les rafraîchir etc. Il y a dans mon histoire des événements qui m’ont blessé, qui représentent en moi des traumatismes plus ou moins profonds.
2. Quelques exemples de situations vécues… dans le but d’éveiller un peu des situations analogues en nous.
Des filles rescapées du génocide rwandais m’ont dit : « chaque fois que j’entends le tambour, que j’entends des coups de sifflets ou que je vois du feu ou des machettes, je suis angoissée. Je revois ce que j’ai vécu. Parfois j’ai peur sans savoir pourquoi. »
« Chaque fois que je passe à côté d’un chien, je me crispe immédiatement. J’ai la chair de poule et j’ai envie de courir. Je ne me souviens plus que, petit, un chien m’avait mordu, mais mon corps s’en souvient. »6
3. La réconciliation se fait peu à peu tout au long d’une vie
Parfois la blessure du passé a été tellement intolérable que j’en ai perdu le souvenir. C’est le refoulement qui a fonctionné. Tout souvenir et toute trace ont disparu de ma mémoire, parce que j’ai eu tellement peur ! Je me suis senti tellement menacé !
Guérir, ce sera sans doute retrouver la mémoire de ce vilain chien qui m’avait mordu ! Mais aussi de « parler, de le digérer, de le regarder, de caresser un jour un chien… et de vivre avec… ».
Dès qu’on prend conscience d’une blessure et qu’on peut en parler, elle commence à s’apaiser. Le plus difficile, c’est d’apprendre cet apprivoisement avec soi-même. Nous sommes des êtres fragiles. Nous sommes blessés et nous blessons à notre tour – avec la meilleure bonne volonté !
Nous avons tous un besoin inaliénable d’être aimé, d’être reconnu, d’être gratifié, d’être valorisé et cela à tout âge ! Dans tout cela il n’y a rien de négatif ! Nous connaissons tous des situations de ce genre et des milliers de variantes autour. Nous touchons là les causes de nos troubles, de nos blessures, de nos agressivités, de nos violences. Ces blessures sont logées dans notre sensibilité souvent depuis fort longtemps. Essayer de mieux comprendre ce monde intérieur de tempête, c’est déjà apprivoiser nos loups de Gubbio et commencer à vivre avec eux sans peurs, mais en les caressant dans le sens du poil.
La non-violence consiste à faire exister – dans leur aspect positif – l’agressivité et la combativité des gens. Car il y a en nous une agressivité et combativité douce et libre, forte et ferme, courageuse et tendre qui sont indispensables à la vie libre et qui nous rendent harmonieux.
4. Compensations
Quand cette force de vie en nous est contrecarrée, barrée, la personne compense : par le sommeil, la cigarette, l’alcool, la nourriture, le travail manuel ou intellectuel, par la sexualité… C’est une fuite, une défense. Nous sommes tous blessés et nous blessons à notre tour ! Les failles que je vois chez l’autre sont le reflet de mes propres failles. Tout ceci est dit pour éveiller un peu en nous nos propres zones de turbulence, afin de mieux les donner au Christ qui seul peut les guérir, les toucher, les apaiser. L’idéal, ce serait de vivre éveillé, debout, tout en étant ballotté par la vie et d’avoir du plomb dans la quille comme on dit. L’important, c’est de s’adapter à des situations qui changent et de devenir des personnes unifiées, souples, harmonieuses. C’est le travail de toute une vie avec la grâce de l’Esprit Saint !
5. Des chemins… de réconciliation avec moi-même
Il s’agit d’immerger en Dieu-Amour ma « mémoire blessée » pour renaître. Il y a une grande sagesse dans cette expérience de Ste Thérèse d’Avila : « Tout ce qui est porté par amour finit (un jour) par guérir. » La guérison est possible, progressive, lente, plus ou moins totale, jamais acquise une fois pour toute. N’ayons pas peur de reconnaître notre réel : nos blessures, nos haines rentrées, nos manques, nos richesses, nos qualités d’être et de cœur.
Travaille à t’accepter et à t’aimer tel que tu es aujourd’hui. Parle de tes difficultés à quelqu’un d’averti (qui ne dit pas: oublie ça, c’est du passé). Il faut aller un peu dans le sens contraire de tes peurs, de tes enfermements, de tes timidités. La sainteté7 n’est pas liée à la perfection morale, à ton équilibre psychique, affectif, nerveux, humain. Il ne faut pas confondre perfection morale et sainteté. La sainteté est essentiellement de l’ordre de l’amour !
D’autre part, la Prière est une grande source de guérison. Prie avec la Parole de Dieu et dans l’Esprit Saint, car la force de la prière n’est autre que l’activité de l’Esprit Saint en nous. C’est Lui qui nous fait passer en Dieu et Dieu passe en nous. La prière dans l’Esprit purifie sans cesse notre « mémoire blessée ». Elle adoucit notre mal, elle nous le fait voir à la lumière du mystère pascal, elle cicatrise nos blessures et guérit peu à peu ce qui nous fait « saigner ». La guérison-réconciliation, n’est-elle pas de nous faire « saigner » – non pas du côté de l’accusation, mais du côté de Dieu qui écrit droit avec des lignes courbes ? « Car rien n’est impossible à Dieu » (Lc 1, 37).
1 Doris Raymond-Ziegler, mémoire de licence sur la réconciliation.
2 Jean-Paul II, « Offre le pardon, reçois la paix », Message pour la journée mondiale de la paix, 1erJanvier 1997, n° 5.
3 Jean-Paul II, id..
4 Le Cardinal Lustiger (Aaron Lustiger devenu Jean-Marie…) écrit : « Il faut oser nommer et guérir les plaies et les péchés pour qu’il y ait réconciliation » dans « Le choix de Dieu« , 1987.
5La légende raconte que St François a su apprivoiser un loup féroce qui terrorisait les gens de Gubbio. Au lieu de le chasser, les gens se sont engagés devant Frère François à lui donner à manger. Si bien que le méchant loup s’est laissé apprivoiser. Réalité ou légende ? Chacun peut en faire une magnifique transposition au plan personnel. Nous devons tous apprendre à vivre avec « nos loups de Gubbio ».
6 « Le corps a ses raisons », Thérèse Bertherat.
7 L’histoire de la sainteté dans l’Eglise Catholique montre justement que bien des saints ont dû beaucoup travailler sur eux-mêmes pour que l’amour de Dieu les transforme là où justement ils achoppaient sur leur névrose. « Celui qui monte ne s’arrête jamais d’aller de commencement en commencement par des recommencements qui n’ont pas de fin » (St Grégoire de Nysse). Dans leCatéchisme de l’Eglise catholique n° 2015.