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Tribune des organisations membres de la campagne ICAN France (dont le MIR-France) parue dans Libération du 4 août 2025
L’idée portée par Emmanuel Macron d’européaniser la dissuasion nucléaire française s’inscrit dans une fuite en avant mortifère qui gagne dangereusement le monde, s’alarment des ONG, au moment où l’on commémore l’horreur des 6 et 9 août 1945.
L’idée portée par Emmanuel Macron d’européaniser la dissuasion nucléaire française s’inscrit dans une fuite en avant mortifère qui gagne dangereusement le monde, s’alarment des ONG, au moment où l’on commémore l’horreur des 6 et 9 août 1945.
Selon le Comité international de la Croix-Rouge, 220 000 personnes ont péri à Hiroshima et Nagasaki entre les et 9 août et la fin de l’année 1945. Parmi elles, près de 38 000 enfants. Celles qui ont survécu, les hibakusha, sont la mémoire vivante de l’horreur nucléaire. Elles ont été marquées chaque jour de leur existence dans leur chair et leur esprit : maladies radio-induites, exclusion sociale, stress post-traumatique, fausses couches… Leurs descendants sont également impactés par ces explosions.
Visiter Hiroshima ou Nagasaki bouleverse quiconque se rend sur les lieux de mémoire. Comment expliquer alors qu’Emmanuel Macron ait pu écrire, en 2023, sur le livre d’or du Musée de la paix d’Hiroshima, à la suite de la réunion du G7, ces mots de compassion empruntés à Albert Camus, que « la paix est le seul combat qui mérite d’être mené», et marteler, d’un ton martial, ce 13 juillet lors d’un discours aux armées : « Pour être libre dans ce monde, il faut être craint. Pour être craint, il faut être puissant » ?
En quelques secondes, sa compassion
pour les victimes s’est effacée au profit de l’affirmation péremptoire d’une puissance qui repose sur la pérennisation d’un arsenal nucléaire et sur l’exercice permanent de la menace d’emploi de ces armes de destruction massive. Au-delà de l’éthique, ces paroles heurtent les fondements mêmes du droit international. Elles contredisent la Charte des Nations unies, qui appelle à «maintenir la paix», à « [s’abstenir] de recourir à la menace ou à l’emploi de la force », à agir pour la réduction des armements. Elles piétinent les principes de sécurité collective, de coopération internationale, d’égalité souveraine entre les peuples.
Les commémorations du 6 et du 9 août n’ont qu’un seul but : rappeler l’impensable pour empêcher qu’il ne se reproduise. Pourtant, les signaux sont inquiétants. Si l’arme nucléaire n’a pas été directement utilisée au cours d’une guerre depuis 1945, le tabou autour de son emploi se fissure. Les discours encourageant à plus d’armes nucléaires comme systèmes de protection (par exemple du Premier ministre belge, De Wever, et du président polonais, Duda) et les actes proliférants (accroissements des arsenaux britanniques et chinois, renforcement de la composante nucléaire aérienne de l’Inde par la vente de Rafales), ajoutés aux menaces explicites (Russie, Corée du Nord) font que sa fin devient possible.
Le Président veut étendre l’ombre de la dissuasion de la France à l’échelle européenne. Faire peur à Poutine, compenser le retrait américain, garantir la sécurité du continent… Ce raisonnement, aux allures de stratégie, n’est en réalité qu’une fuite en avant. Il alimente une spirale d’insécurité, où chaque mouvement provoque une réaction, où la prolifération nucléaire est inévitable.
Confrontée à cette logique de préparation au suicide collectif, une majorité croissante d’Etats, y compris européens, membres ou signataires du Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN), contestent aujourd’hui frontalement cette vision du monde fondée sur la dissuasion nucléaire.
Leur attitude repose en premier lieu sur une logique de renforcement de la sécurité collective, et non sur la naïveté ou l’angélisme. Ils veulent, eux aussi, protéger leurs « intérêts vitaux » menacés en permanence par les conséquences potentielles d’un emploi délibéré, involontaire, accidentel ou dû a une erreur de calcul d’armes nucléaires. Ils savent qu’une guerre nucléaire au cœur de l’Europe, ou dans le sud asiatique, aura des conséquences tant humanitaires qu’économiques ou climatiques, quel que soit l’emplacement géographique de leur Etat.
Deuxièmement, ces Etats rappellent que la dissuasion nucléaire est une théorie invérifiable, qui repose sur la chance et une perception de la rationalité des adversaires, or celle-ci est obligatoirement différente pour chacun des protagonistes. Lors de la troisième réunion du TIAN, en mars 2025, ils ont déclaré sans ambiguïté : « L’affirmation selon laquelle la dissuasion nucléaire a déjà permis d’éviter une guerre a grande échelle et un conflit nucléaire [est] impossible a prouver de manière concluante, et il n’existe aucune certitude quant à son efficacité future. »
Enfin, les gouvernements engagés dans le TIAN sont lucides : la dissuasion nucléaire n’est pas la solution, elle est le problème. Elle entretient une logique d’affrontement, renforce la course aux armements (nucléaires comme conventionnels), fragilise les traités et légitime enfin l’exercice de la menace comme mode de relation entre Etats. L’idée d’européaniser la dissuasion française est un engrenage dangereux. Elle provoquera des réactions russes, nourrira les ambitions d’autres puissances nucléaires ou du seuil, et alimentera la fin du régime de non-prolifération nucléaire.
L’appel d’Albert Camus le 8 août 1945, deux jours après Hiroshima, est plus que jamais d’actualité : « Devant les perspectives terrifiantes qui s’ouvrent à l’humanité, nous apercevons encore mieux que la paix est le seul combat qui vaille d’être mené. Ce n’est plus une prière, mais un ordre qui doit monter des peuples vers les gouvernements, l’ordre de choisir définitivement entre l’enfer et la raison. »
Premières organisations membres de ICAN France signataires :
Greenpeace France,
Observatoire des armements,
Initiatives pour le désarmement nucléaire,
Mouvement national de lutte pour l’environnement,
Mouvement pour une alternative Non-violente,
Pugwash- France,
Union européenne de la paix,
Mouvement de la paix,
Collectif Bourgogne-Franche-Comté pour l’abolition des armes nucléaires,
Abolition des armes nucléaires – Maison de vigilance,
Collectif finistérien pour l’interdiction des armes nucléaires,
Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples,
Agir pour le désarmement nucléaire Bourgogne-Franche- Comté, Feyzin-Europe,
Mouvement international de la Réconciliation France,
Union démocratique bretonne,
Mouvement Utopia,
Réseau Sortir du nucléaire.
Cet article est paru dans Libération (site web) :
Has France forgotten Hiroshima and Nagasaki?
By member organizations of the ICAN France campaign published in Libération on 4 August 2025
Emmanuel Macron’s idea of Europeanizing France’s nuclear deterrent is part of a deadly rush forward that is dangerously spreading across the world, NGOs warn, as we commemorate the horror of August 6 and 9, 1945. According to the International Committee of the Red Cross, 220,000 people died in Hiroshima and Nagasaki between August 6 and 9 and the end of 1945. Among them were nearly 38,000 children. Those who survived, the hibakusha, are the living memory of nuclear horror. They have been marked every day of their lives in their flesh and spirit: radiation-induced diseases, social exclusion, post-traumatic stress, miscarriages… Their descendants are also affected by these explosions.
Visiting Hiroshima or Nagasaki is a deeply moving experience for anyone who goes to these places of remembrance. How, then, can we explain that Emmanuel Macron was able to write, in 2023, in the guest book of the Hiroshima Peace Museum, following the G7 meeting, these words of compassion borrowed from Albert Camus, that « peace is the only fight worth fighting », and then hammer home, in a martial tone, on July 13 during a speech to the armed forces: “To be free in this world, you must be feared. To be feared, you must be powerful”? In a matter of seconds, his compassion for the victims gave way to the peremptory assertion of a power based on the perpetuation of a nuclear arsenal and the permanent threat of the use of these weapons of mass destruction.
Beyond ethics, these words strike at the very foundations of international law. They contradict the United Nations Charter, which calls for « maintaining peace », “refraining from the threat or use of force,” and acting to reduce armaments. They trample on the principles of collective security, international cooperation, and sovereign equality among peoples.
The commemorations on August 6 and 9 have only one purpose: to remember the unthinkable in order to prevent it from happening again. Yet the signs are worrying. Although nuclear weapons have not been used directly in war since 1945, the taboo surrounding their use is cracking. Discourse encouraging more nuclear weapons as a means of protection (for example, by Belgian Prime Minister De Wever and Polish President Duda) and actions Hiroshima, Japan, about a month after the US nuclear bombing of August 6, 1945) or proliferating (increases in British and Chinese arsenals, strengthening of India’s nuclear air force through the sale of Rafale fighter jets), added to explicit threats (Russia, North Korea), make the end of this taboo possible.
The President wants to extend the shadow of France’s deterrence to the European level. To scare Putin, compensate for the American withdrawal, guarantee the security of the continent… This reasoning, which looks like a strategy, is in reality nothing more than a headlong rush. It fuels a spiral of insecurity, where every move provokes a reaction, where nuclear proliferation is inevitable.
Faced with this logic of preparing for collective suicide, a growing majority of states, including European ones, parties to, or signatories of, the Treaty on the Prohibition of Nuclear Weapons (TPNW), are now openly challenging this worldview based on nuclear deterrence. Their attitude is based primarily on a logic of strengthening collective security, not on naivety or idealism. They too want to protect their “vital interests,” which are constantly threatened by the potential consequences of the deliberate, unintentional, accidental, or miscalculated use of nuclear weapons. They know that a nuclear war in the heart of Europe or in South Asia will have humanitarian, economic, and climatic consequences, regardless of the geographical location of their state.
Secondly, these states point out that nuclear deterrence is an unverifiable theory, based on luck and a perception of the rationality of adversaries, which is necessarily different for each of the protagonists. At the third TPNW meeting in March 2025, they stated unequivocally: « The claim that nuclear deterrence has already prevented large-scale war and nuclear conflict [is] impossible to prove conclusively, and there is no certainty about its future effectiveness. »
Finally, the governments involved in the TPNW are clear-headed: nuclear deterrence is not the solution, it is the problem. It perpetuates a logic of confrontation, reinforces the arms race (both nuclear and conventional), weakens treaties, and ultimately legitimizes the use of threats as a means of relations between states. The idea of Europeanizing French deterrence is a dangerous spiral. It will provoke Russian reactions, fuel the ambitions of other nuclear or threshold powers, and contribute to the end of the nuclear non-proliferation regime.
Albert Camus’ appeal on August 8, 1945, two days after Hiroshima, is more relevant than ever: “Faced with the terrifying prospects opening up before humanity, we see even more clearly that peace is the only battle worth fighting. It is no longer a prayer, but a command that must rise from the people to their governments, the command to choose definitively between hell and reason.”
Signatures
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